"La parole juste du Clown. Habitée jusqu'au bout des orteils"

"La parole juste du Clown. Habitée jusqu'au bout des orteils" écrit par Odile Grippon (Bataclown)  dans la revue "Culture Clown" N°20 "Ouvrons des passages... dépassons les clivages "

"Aller vers un son, une voix, un corps libres de jouer ensemble dans un tout qui serait le clown... J'en suis venue aux deux pré-requis essentiels à l'entrée en piste de la parole : la présence et le jeu ! 

La présence et le jeu

Tout commence par la présence. Le clown, c'est être là, tout en se donnant à voir (même dans le noir !). C'est s'inscrire dans une dynamique qui va de l'extérieur vers l'intérieur, puis de l'intérieur vers l'extérieur (ou inversement) ; de son environnement vers soi, de soi vers son environnement, vers l'autre, le spectateur.

Quand je travaille l'improvisation en clown-théâtre, je commence par être là, les sens en éveil : je regarde, écoute, touche, sens, goûte ; j'éprouve ces sensations, je prends le temps de les déguster, j'ai conscience de ce qui m'arrive : je suis présent(e). La présence émerge d'un état de disponibilité de chaque instant, à soi d'abord (sensation proprioceptive, intéroceptive, extéroceptive, kinesthésique, émotion de l'instant...) à son environnement (espace, objets...), à l'autre (partenaire de jeu, spectateurs).

Cette présence vécue s'incarne par l'expression ; elle se donne à voir dans un langage corporel. Je suis là puis je donne à voir ce que je vis : mon état, mes sensations, mon image ; je les donne à lire par mes mimiques, mes attitudes, mes postures, ma voix, à mes partenaires, aux spectateurs (ces derniers pourront ainsi s'identifier au personnage et suivre la dramaturgie du propos). Avec ou sans mots du moment que ce que je vis soit lisible !

Dans cette disponibilité de tous les instants, l'acteur-clown y met le jeu : c'est la fiction, l'imaginaire qui s'incarne à son tour, s'exprime. L'intensité de la présence mise en jeu ouvre à la reflexivité : le clown vit, est conscient de ce qu'il vit, l'exprime : il est conscient de ce qu'il donne à voir et de la réaction que cela suscite chez l'autre, dans des allers et retours incessants, un jeu de ping-pong entre lui et ce qui l'entoure. C'est cette combinaison de la présence et du jeu qui permet l'accès à la dimension tragique de la vie dans la légèreté et le rire ; là nous touchons à la fonction du clown qui nous conduit vers une dédramatisation de la vie. Alors, tous les sujets sont possibles !

Le jeu de clown permet d'agir et dire, simultanément, en différé, dans un sens ou dans l'autre, avec le corps, avec la voix. Tout y est possible : parler, beaucoup, peu, ou pas du tout... La voix est bien indispensable au clown : même si il ne parle pas, il n'est pas muet, sinon c'est un mime, non ? Nous entendons bien au moins des soupirs, des onomatopées, des exclamations, voire du grommelot dans les improvisations, les spectacles, les interventions. Slava nous le montre bien dans son super Show !"

La parole du clown

Les clowns ont leur mot à dire pour mettre en lumière ce que nous laissions dans l'ombre (sentiments, émotions, états), dans l'indicible, briser les tabous, transgresser les interdits, nommer les invidences ; la parole du clown surgit là, devant nous, irruption incongrue, et elle nous révèle nos faiblesses, nos maladresses, notre fragilité, dicrètement ou effrontément...

Oui, le clown peut parler de tout (sans le faire n'importe comment bien sûr !). Sa fiction prend racine dans son regard naïf sur le monde... et sait pour cela qu'il peut tout dire !...

Le clown, être de fiction proche de l'enfant, nous ramène à cette dimension naïve de notre rapport au monde que nous, adultes, avons perdu. Il enfonce les portes ouvertes, dit tout haut ce que nous n'osons peut-être même pas penser tout bas, nous rapproche de ce que nous cherchons à éloigner de nous mêmes. Il se vautre dans l'inconfortable et l'indicible. Lui le dit, de sa fenêtre, dans sa logique décalée...'C'est pas moi qui ai mangé la confiture, dit l'enfant. C'est moi qui ai mangé la confiture, mais je ne le dirai pas, dit le clown.' (Jacques Brioules)

La parole du clown, quand elle est juste, vient percuter notre regard : elle n'a de valeur qu'à travers sa justesse, authentique reflet de ce que le clown vit à ce moment précis et qui fait écho à notre vie de simple humain...

La parole juste fait presque toujours suite à une silence, une action, un geste, une série de mouvements, des points de suspension, pour appuyer, préciser, renforcer, donner sens ; ou alors contredire, surprendre... Là, elle vient se faufiler dans une faille, fait irruption, et provoque une rupture. 'C'est la rupture de la logique qui engendre le rire, et plus on se prend pour quelqu'un d'important, plus est comique la dégringolade, plus ça fait rire...' (Marc Favreau).

Au-delà des mots, laissons vivre nos personnages à leur façon, avec leurs corps et leurs voix ; travaillons notre présence dans le jeu, aiguisons nos antennes, et nous serons plus à même de nous offrir le luxe d'une vraie parole, une parole juste parce qu'habitée jusqu'au bout des orteils..." Odile Grippon (Culture Clown N°20)